Une faim terrible

En fin de matinée, il quitta l’hôpital.
Ses proches lui lançaient des regards inquiets, le prenaient dans leurs bras mais il ne comprenait pas pourquoi. Tout ce qu’il voulait c’était une bavette saignante arrosée d’une sauce au poivre. Rien d'autre. Quand il leur proposa de l’accompagner au restaurant, un grand silence s’installa. Son fils haussa le ton, son visage figé par les larmes.
– Pourquoi tu n’es pas triste ?
Il ne savait pas quoi répondre. La seule chose qui comptait était la perspective d’une bavette. Il mourrait de faim, pas eux ? Les mots de son fils se firent plus tranchants, il voyait sa bouche se tordre sous la colère. Il n’entendait rien au milieu de ces gens qui, étrangement, ne lui disait plus grand-chose. À force, il en eut assez. C’est pourquoi il prit son manteau, son chapeau, et partit en fermant la porte. Au moment de sortir du grand bâtiment qui désormais paraissait si étroit, il se sentit faiblir. Sa vue se troubla, sa main fut prise de tremblements et il dut se retenir à la rambarde pour ne pas tomber. Une femme s’approcha ; proposa son aide.
Non ! Qu’on le laisse tranquille, ne voyaient-ils donc pas qu’il mourrait de faim ? Les forces l’abandonnaient. Il s’assit pour reprendre son souffle. Autour de lui régnait une terrible agitation. Mais qu'avaient tous ces gens ? Ne pouvaient-ils pas prendre leur temps ? Il étouffait dans cette tourmente, sa poitrine se compressait. Il sentait, au fond de lui-même, un vide si lourd à porter que son estomac criait famine. Alors, dans un effort déchirant, il se leva ; un pas après l’autre, il avança.
Il traversa un boulevard, écrasé par la foule, noyé sous le bruit ; un brouillard obstruait son regard. Il ne demandait que le silence, ne plus entendre les cris des enfants et les vrombissements des moteurs. Ses yeux se fermèrent et ainsi, le noir pour seul compagnon, il trouva le courage de poursuivre. Sa raison, sa conscience et ses peurs l’abandonnèrent mais son corps, lui, savait où aller.
Il marcha, évoluant dans des ténèbres se voulant rassurantes. Un flot de sensations extérieures le caressaient sans jamais l’agresser, quand soudain il sentit qu'on lui secouait l'épaule. Ouvrant doucement les yeux, le monde s’offrit à lui dans un éclair blanc et il reconnut le bistrot, celui qu’ils aimaient tant. Un serveur à la chemise impeccablement lisse le regardait d’un air soucieux.
– Je voudrais une bavette saignante et une sauce au poivre.
Sans attendre de réponse, il s’assit à la table du coin, celle qui permet de voir les cuisines. Il se tenait le dos bien droit car il savait qu’elle lui ferait une remarque si par malheur il se voûtait.
On lui servit sa bavette. Il renversa le pot de sauce sur la viande dégoulinante de sang. Mais le plat était sans saveur ; quand il déglutit, il crut avaler du plomb et son ventre lui hurla qu’il était plein. Il n'arrivait pas à manger. Comment combler ce creux qui le dévorait de l’intérieur ? Même l’eau semblait épaisse dans sa gorge.
Dépité, il repoussa son assiette et enfouit son visage dans ses mains. Il remarqua que la chaise en face était vide, ce qui était étrange car il ne l’avait pas entendu se lever. Il regarda autour de lui mais elle n’était nulle part. On ne peut pas disparaître comme ça, se dit-il, perturbé.
Un serveur passa près de lui et d'un geste, il l’arrêta.
– Excusez-moi vous n’avez pas vu ma femme ?
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