Némésis

Le contrat est arrivé dans la nuit. Samuel Berrit, 35 ans. Un p’tit caïd qui veut se faire une place dans la cour des grands. Encore un qui ne comprend pas qu’il faut défoncer la porte plutôt que d’attendre qu’elle s’ouvre. Dans ce milieu les timides n’ont pas leur place. Mais ce n’est pas lui qui va se plaindre, son fonds de commerce ce sont eux, les délicats.
Chaque jour, à 8h30, il se rend au croisement du chemin des lauriers et du chemin des écoles, en banlieue nord. Là se trouve sa boîte aux lettres. Le code est simple, un nom sur une feuille blanche signifie qu’il faut transmettre le message de façon préventive. Mais si la feuille est noire, alors on met de côté la prévention pour adopter des méthodes plus définitives. L’argent est dissimulé dans un trou, quelques mètres plus loin au milieu des fourrés. Le système est parfait, pas de rencontres, pas d’échanges, pas de mauvaises surprises. Car s’il y a bien un métier où il vaut mieux éviter les surprises c’est celui-là ; elles sont du genre désagréable.
En retour, il s’engage à remplir son contrat dans les 24 heures. En quinze ans, jamais il n’a failli. Sa réputation n’est plus à faire, son professionnalisme est loué dans le milieu. Le secret de sa longévité tient en un mot : anonyme. Aux yeux de tous, il est Michel Perrier, sympathique rentier, amateur de bons vins, apprécié des autres, en particulier sa voisine Mireille qui ne manque jamais une occasion de pendre ses immenses soutien-gorge à la fenêtre comme un appel désespéré à la luxure. Mais pour d’autres, il est une ombre qui fait faire des cauchemars aux plus endurcis. Là où l’argent est roi, il est un élément perturbateur ; comment voulez-vous acheter quelque chose qui n’existe pas ? On lui a donné tous les noms mais « Némésis » reste son préféré, il trouve que c’est du plus bel effet.
Ainsi donc, le voilà en direction du Social Club à Pigalle. En apparence, il s’agit d’une boîte comme une autre mais qui cache en réalité un important trafic de cocaïne et d’amphétamines. Ce qui est bien avec les malfrats c’est qu’ils font rarement dans l’original. C’est ce Samuel Berrit qui tient l’établissement. En échange il perçoit une jolie commission, idéale pour arrondir les fins de mois. Il aurait pu en rester là. Seulement, à force de jouer les gangsters, il a fini par se convaincre qu’il en était un. Et maintenant il va recevoir une visite, ce sera la seule et unique. La feuille était noire.
Devant lui, le Social Club et ses immenses lettres de feu le dominent. Deux vigiles montent la garde, le regardent passer d’un œil absent. Il est 11h30 mais il y a encore du monde à l’intérieur. Michel n’a plus qu’à attendre, son métier n’est pas compliqué. Tiens le voilà qui sort justement. Cheveux décolorés, veste satinée et pantalon moulant ; un petit con. D’ailleurs sa poche arrière fait une curieuse bosse, ce crétin se balade avec une liasse de billets. Qu'est-ce qu'ils ont la nouvelle génération ? A croire qu'ils le font exprès. Celui-là personne ne le regrettera.
Michel s’engage à sa suite et reste à une distance confortable. D’après ses informations, Samuel n’habite pas très loin. Sa respiration se fait plus lente, son attention est entièrement dirigée vers sa cible. Une fois, il avait vu un documentaire à la télé qui montrait un tigre en pleine chasse. Ça l’avait drôlement impressionné et depuis, il s’est toujours comporté de la même façon, tel un félin affamé. Il ne fait pas de bruit, se fond dans le décor. Il est celui à qui on tient la porte ouverte mais dont on a oublié le visage la seconde d’après. Samuel ne fait pas exception, il vient justement de le laisser entrer avec lui dans le hall d’immeuble. Concentré sur son portable, il n’a même pas conscience du danger qui le guette. La grande erreur de l’être humain est d’avoir mis de côté son instinct de survie, persuadé de n’avoir plus rien à craindre. Ce qui fait le bonheur des prédateurs comme lui.
L’ascenseur arrive, les portes s’ouvrent. Ils ne sont que deux dans un espace clôt et restreint. Sa proie croise son regard.
« Je vais au troisième. »
« Moi aussi. »
L’ascension commence, chaque étage équivaut à un tiers du temps qu’il lui reste à vivre. Les secondes qui précèdent la mort de quelqu’un sont uniques. La vie y apparaît dans toute sa fragilité, il est si simple de tuer un homme.
Plus que deux tiers. Délicatement, Michel sort une lame de sa poche.
Un tiers. On dirait que Samuel frissonne. Peut-on sentir l'odeur de sa propre mort ?
Troisième étage. Les portes s’ouvrent sur un couloir vide. Il le laisse faire un pas dehors puis d’un mouvement fluide, son couteau trace un trait rouge sur toute la largeur du cou. Pas un son, mort avant même de s’en rendre compte et le corps s’écroule dans une cascade écarlate. Les portes se referment doucement, l’ascenseur entame sa lente descente. C’est fini, Michel n’a plus qu’à rentrer chez lui.
Peut-être qu’il ira voir Mireille cet après-midi. Oui, pourquoi pas ?
Gabin Vissouze - Tous droits réservés