Les vieux potes

Il y a d’abord Fernand, le rigolo de la bande, toujours prêt à déconner. Il avait rejoint le groupe en revenant d’Algérie, où il avait fait la connaissance de Philippe. Forcément, 24 mois dans la merde et le sang ça crée du lien. Le courant était immédiatement passé, surtout avec Michel qui a la bonne habitude de rigoler de tout mais surtout pour pas grand-chose. Pas plus tard qu’hier, quand Fernand est arrivé dans la chambre, un pauvre « bonjour » en guise d’entrée fracassante, Michel n’a put s’empêcher de sourire. Ce qui n’a pas manqué d’exaspérer Philippe, qui à chaque fois se tourne vers lui et demande ce qui le fait rire autant. Je n’ai jamais bien compris pourquoi Phil est copain avec nous. Très sérieux, jamais dans l’excès, toujours à régler un problème pour s’attaquer au prochain, qu’est-ce qui peut bien le pousser à se coltiner des types comme nous ? Je pense qu’il aime ça, contrôler et réprimander, ça lui donne de l’importance et qu’est-ce qu’il en a besoin celui-là, de se sentir important. Il tient une épicerie et met un point d’honneur à vendre « de la qualité, du responsable mais surtout, de l’abordable ». Quand un client lui demande conseil, il prend un air soucieux, et c’est dans des mots rigides qu’il va parler de cette conserve d’épinards incomparablement meilleure qu’une autre. « Ici, vous avez affaire à de véritables producteurs, ces épinards sont récoltés selon les valeurs traditionnelles, dans le respect du consommateur. Ne vous laissez pas tromper par le packaging minimaliste ! C’est gage, au contraire, d’une qualité qui se perd aujourd’hui, je dirais même plus, l’assurance d’une transparence et d’une éthique commerciale. C’est un acte de protestation, un cri de rage contre le capitalisme et la surconsommation, ne faîtes pas l’erreur de ne pas prendre ces épinards au sérieux. »
Au milieu de tout ça, il y a François, qui par son absence cimente le groupe. Ça n’a pas toujours été comme ça, à une époque il était notre charismatique leader, à lui seul s’expliquait la présence de filles lors de nos soirées adolescentes. Il n’était pas particulièrement beau, ni même drôle, mais il avait cette assurance qui se dégageait de lui, une sorte d’aura magnétique. Le type que l’on suivrait jusqu’au bout, quitte à tout perdre. Il en a d’ailleurs fait son métier, a choisi de devenir trader et convainc des pauvres gars comme nous d’investir de l’argent qu’ils n’ont pas dans des pompes à vélo ou des gants de toilette en fibres organiques. En tout cas ça lui a réussi puisque il gagne bien plus que nous quatre réunis. Travail oblige, il est de moins en moins présent mais dès qu'il revient, c'est comme si rien n’avait changé. C’est cela François, pas le genre qu’on oublie.
Quand j’y repense, ça fait drôle tout ce qu’on a vécu. Des années d’amitié, d’engueulades et de rigolades. Une vie quoi et quelle vie ! Je regrette seulement d’être le premier à partir mais d’un autre côté, je n’aurais jamais à vivre le départ d’un vieux copain.
Hier ils sont passés dire bonjour. Ça m’a fait drôle, pour la première fois nous n’avions rien à nous dire. Étrangers les uns par rapport aux autres, on s’échangeait des banalités sans même écouter la réponse. « Et sinon tu manges bien ? », « il fait beau en ce moment », « tu arrives à t’occuper ? »… Ils ne sont pas restés longtemps et au moment de se dire au revoir, ils n’osaient pas me regarder dans les yeux, pressés qu’ils étaient de quitter cette chambre aseptisée et son odeur de mort. Je ne leur en veux pas, comment pourrais-je ? Seulement je n’ai pas envie qu’ils reviennent, je préfère regarder cette photo.
Croire que rien n’a changé et m’endormir sans m’en rendre compte.
Gabin Vissouze - Tous droits réservés