Gioia

« Pourquoi tu fais toujours la gueule ? », demanda son fils.
Si seulement elle savait quoi répondre… Aussi loin qu’elle se rappelle, elle avait toujours fait la gueule. A sa naissance, les médecins pensaient que son crâne avait été compressé mais en réalité, ce n’était qu’une méchante moue qui barrait son visage de droite à gauche, ou de gauche à droite, c’est selon. Pourtant ses deux parents étaient connus pour leur bonne humeur ; son père, boucher passionné, devait son incroyable chiffre d’affaire à son sourire qu’il avait si éclatant ; sa mère, conseillère d’orientation dans un foyer pour jeunes en difficultés, était capable d’adoucir n’importe quelle brute au premier regard, un regard si doux qu’on eut aimé plonger dedans et s’y laisser dériver.
Quelle ne fût donc pas leur surprise en découvrant la ronchonne tête de leur fille. Mais il en fallait plus pour leur faire peur ! C’est avec tendresse qu’ils la prirent dans leurs bras et décidèrent de l’appeler Gioia, ce qui signifie « joie » en corse.
Ses premières années s’étaient déroulées normalement, il s’avéra qu’elle était une petite fille très gaie, bien que son sourire ne soit jamais dans le bon sens. Au fur et à mesure du temps, son père remarqua que ses sourcils étaient moins froncés qu’avant, sa bouche légèrement plus droite ; le médecin leur assura d’ailleurs que d’ici deux ans, sa boudeuse bouille ne serait plus qu’un mauvais souvenir.
Entre temps, elle fit sa première rentrée à l’école primaire et dut faire face à une chose terrible, qui toujours la poursuivra ; le regard des autres. A la récréation du midi, elle s’approcha timidement d’un groupe d’enfants mais ceux-ci lui firent comprendre, en des mots d’une attendrissante naïveté qui n’en étaient pas moins d’une détestable méchanceté, qu’elle n’était pas la bienvenue. « La sorcière », c’est ainsi qu’ils l’appelaient. Pendant quatre ans elle fut condamnée à rester seule car ils la fuyaient comme la peste, de peur que d’un jet de bave elle les transforme en crapaud.
Arriva ensuite le temps du collège. Elle se pensait sortie d’affaire, enfin la lumière au bout du tunnel ! Bien-sûr, rien se ne passa selon ses attentes, ce fut même pire que tout ce qu’elle avait connu. De naïfs, les enfants étaient passés à débiles, leurs provocations s’étaient faîtes plus violentes, leurs humiliations plus cuisantes. En sixième, elle retrouvait régulièrement des cafards dans ses épinards ou des limaces dans ses cahiers. En cinquième, délaissant les insectes au profit d’animaux morts, il n’était pas rare qu’une sourie éventrée soit cachée dans sa capuche. Puis vient la quatrième, la merveilleuse année durant laquelle Raoul, grand, gras et con, s’amusait à la jeter par terre ou parfois la forçait à boire l’eau des toilettes, en oubliant toujours, sinon ce n’était pas drôle, de tirer la chasse au préalable.
Enfin, la troisième fut pour elle une période dorée dans une vie déjà trop sombre. En effet, Raoul ayant quitté le collège pour des raisons indépendantes de sa volonté, à savoir une matière grise bien trop claire pour fonctionner correctement, ses autres camarades, moins portés sur les dégradations physiques, se contentèrent de l’appeler « salope », « pétasse » ou plus radicalement, « pute ».
Le lycée se déroula globalement de la même façon, si ce n’est une légère amélioration en fin de cycle où elle fit la rencontre de Jacques, un autre mis de côté, pour des raisons bien différentes des siennes cependant ; il était homosexuel.
Il va s’en dire que toutes ces années de persécutions n’arrangèrent rien à sa situation, ses sourcils formaient un « V » pointu, son nez se retroussait et il n’était pas rare que sa bouche laisse apparaître ses crocs acérés.
Le bac obtenu, elle entama des études pour être maîtresse d’école, afin de protéger les élèves et leur apprendre à respecter et accepter son prochain. Tous les malheurs qu’elle avait subis lui donnaient la force de se battre, jamais plus un enfant n’aurait à souffrir de la bêtise des autres !
Elle obtint son diplôme brillamment, ses professeurs vantèrent ses qualités humaines, sa patience olympienne et son acharnement au travail. Elle était, désormais, prête à accomplir sa mission. Les entretiens furent plus compliqués que prévu, victime de discrimination à l’embauche. Une fois, un recruteur l’interrompit au bout de cinq minutes ; « Mais vous ne souriez donc jamais ? Comment voulez-vous travailler avec des enfants si vous tirez une tronche pareille ? ».
Elle ne se découragea pas pour autant et sa ténacité en fut récompensée. Ainsi, le 2 septembre 1986, elle fit de nouveau sa rentrée à l’école. La première heure se déroula étrangement car ses élèves la regardaient avec de grands yeux ronds du fond de la classe, les plus téméraires osant parfois lever la main et demander ce qui la rendait grincheuse. Malgré tout, elle ne perdit pas espoir, ce qu’elle fit bien ! En l’espace d’un an, elle était aimée de tous, les parents se battaient pour mettre leurs enfants dans sa classe et on lui décerna, au bout de six années seulement, la médaille d’argent, décernée aux instituteurs les plus méritants, avec une mention honorable « pour son dévouement sans faille à l’éducation sous l’égide de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ».
Tous ces succès ne suffirent pas pour autant à détendre ses traits, les blessures étaient ancrées si profondément qu’elle était condamnée à les porter toute sa vie.
« Dis, pourquoi tu fais la gueule ? », demanda de nouveau son fils
« Parce que tout le monde m’emmerde avec cette question, voilà pourquoi. »
Gabin Vissouze - Tous droits réservés