Le papa

16h20, merde je suis en avance. Qu’est-ce qu’il m’a pris de partir aussi tôt ? Je déteste les voir, ça m’angoisse. On dirait un club sélectif, je ne suis pas le bienvenu et ça elles me le font sentir. Tiens justement pourquoi elle me regarde celle-là ? Qu’est-ce que tu chuchotes à l’oreille de ta copine ? Enfin quoi, moi aussi j’ai le droit d’être là ! Et puis pourquoi je suis le seul mec à chaque fois ? C’est vrai ça, ils sont où les autres ? Trop occupés à réparer des moteurs ou vendre des actions, bah bien sûr, c’est des mecs eux, des vrais, qui font dans la sueur et la testostérone. Pas le temps de s’occuper de ces conneries. Bande de cons. Ouais, bande de cons.
Je vais m’adosser au mur et prendre un air cool, détendu, je ne vais pas leur donner le plaisir de me voir angoissé aux autres, ça me ferait mal. Mains dans les poches, cool Raoul et hop je fixe mon regard sur un point invisible, loin, très loin. Alors qu’est-ce que vous dîtes de ça, hein pernicieuses harpies ? Vous pouvez me regarder mais ça ne m’atteint pas, merde je fais ce que je veux.
C’est quoi ça ? Une goutte de sueur ! C’est pas possible, mais dans quel état je me mets moi ? Non Étienne, faut pas déconner ! Allez, ressaisis-toi, ça ne peut pas être tous les jours comme ça. Surtout que t’en as encore pour quelques années, faudrait voir à s’habituer si tu veux pas te coltiner un ulcère carabiné. Quelle galère… Si Hélène me voyait, ah elle se foutrait bien de ma gueule. Il y a de quoi ! Si j’avais su qu’à 37 ans je me pisserais dessus en allant à l’école.
C’est ça rigole ! Si tu savais comme je te déteste, toi et tes grosses fesses. Toujours là à sourire, à serrer des mains, un mot gentil par-ci, une caresse par-là, non mais tu te prends pour qui ? La reine mère ? Elle organise deux kermesses et elle se sent plus péter la conne. Si tu crois que tu m’impressionnes parce que t’as réussi à avoir un stand de barbes à papa l’année dernière, crois-moi tu te trompes. Tiens d’ailleurs, cette année bah moi c’est un château gonflable que je vais ramener, ça va te faire les pieds. Ah ! Tu pourras la faire tourner ta barbe à papa, personne n’en voudra ! À part le p’tit Martin, ils seront contents lui et son fauteuil roulant.
Tiens la voilà l’autre, je me demandais où elle était passée. Toujours à renifler le cul de son maître, un vrai p'tit chien. Tu te crois importante parce que tu as les bonnes grâces de la grosse vache mais en réalité tu vaux pas mieux que Saint Philippe ! Tu sais pas qui c’est ? Normal, c’est l’apôtre dont tout le monde se fout, le pote qu’on invite aux soirées parce qu’une fois au primaire on a joué aux billes avec lui et depuis on se sent obligé. Non mais regardez-là trottiner, un peu plus et elle sortirait la langue. Je plains celui qui se la coltine à la maison, elle doit être chiante comme les discours des Césars et aussi drôle qu’une porte de prison.
Bon qu’est-ce qu’elle fout la maîtresse ? 16h32, c’est pas normal, elle n’a pas entendu la sonnerie ou quoi ? Mon gamin il a signé pour des journées de 8 heures, un point c’est tout, je ne veux pas entendre parler d’heures sup’. Il a 9 ans merde, c’est qu’un gosse ! J’en toucherais bien un mot au directeur...
Attends, attends mais qu’est-ce qu’elle fait ? Pourquoi elle vient vers moi elle ? Putain de putain mais elle me sourit en plus, leur sadisme n’a donc pas de limite ?
– Bonjour. On organise un petit goûter tout à l’heure dans le parc, vous viendrez ?
– Euh… Je peux pas, je dois, je dois rentrer à la maison.
– Ah. Une prochaine fois peut-être. Ça va ? Vous êtes tout pâle.
– Oui, oui ça va. »
C’est ça tire-toi, tu crois que je l’ai pas compris votre traquenard ? Vous aviez prévu quoi ? M’étouffer avec du quatre-quarts ?
Oh mais qui c’est ça là-bas ? Je rêve ou quoi… Non c’est pas possible. Mais si ! C’est bien un homme ! Des mois que j’attends ça. Il a l’air tout perdu le pauvre. Je sais ce que c’est mon vieux, allez croise mon regard que je t’envoie de la force. Oui voilà, regarde-moi ! Tu as compris, on va se soutenir, là, parfait. Aaaah ça fait du bien, tu le sens toi aussi non ? Quel bonheur, un homme, un vrai ! Enfin, des poils ! J’en rêvais dans ce putain de monde épilé. Et cette absence de hanches, ces fesses plates, ce p’tit bidon tout mignon, t’imagines pas comme j’en avais besoin.
– Pourquoi tu regardes le monsieur papa ?
– Hein ? Ah t’es là toi ! Non, non rien. Allez, on y va.
Je ne peux pas m’en empêcher, je jette un dernier coup d’œil. Ton sourire, ah ton sourire… À demain mon homme, même heure, même lieu. Ne sois pas en retard.
– Ça va papa ? T’es bizarre.
– Ça va mon grand, papa va beaucoup mieux maintenant.
Gabin Vissouze - Tous droits réservés