L'invasion

Ils l’ont dit à la radio ce matin. Ça a commencé… L’invasion. Mais par qui ? Elle ne comprend rien à toutes ces histoires et les interférences n’ont pas aidé. Le boucher raconte que son cousin a vu des hommes arriver par la méditerranée. Il paraît qu'ils sont toujours plus nombreux, si c'est pas malheureux, qu’il dit, tranchant d’un coup sec une poitrine de porc. Derrière elle, un homme acquiesce, l’air grave et concerné. Elle n’ose pas demander qui sont ces gens, de peur de passer pour une idiote. Mais tout de même, elle serait au courant si une armée les attaquait ! Son frère Jacques l’aurait immédiatement prévenu. Il a peur d’une simple moule alors une armée, pensez donc… Ils sont partout, n’arrête pas de répéter ce drôle de monsieur qui chante la nuit et dort le jour au pied de son immeuble. Mais elle a beau chercher, elle ne voit personne de louche en dehors de sa voisine du dessus qui se cogne le front contre le mur à la tombée du soir.
C’est son petit-fils, Eliott, qui en a parlé le premier de cette fameuse menace. Il lui a montré une vidéo où une drôle de femme qui lui rappelait vaguement quelqu’un ne cessait de répéter : ils sont là, ils sont dans les campagnes, dans les villes… Ça l’avait terrifié.
– T’es trop drôle mamie, lui avait dit Eliott avant de partir en courant. Comment lui en vouloir ? Ce n’est qu’un enfant, il ne peut pas comprendre ce genre de choses. Elle voulut demander des explications à sa fille mais celle-ci était trop occupée à se plaindre de son connard de patron qui ne comprend pas que si on fait une distinction entre la semaine et le week-end c’est pour une bonne raison ! Comme à chaque fois, sa fille était entrée sans toquer, pressée et stressée, l'avait embrassé sur la joue pour la remercier d’avoir gardé Eliott puis était repartie aussi vite qu’arrivée. Et comme tous les mercredis, elle se disait qu’elle en parlerait à sa fille le mercredi suivant.
Si seulement sa copine Huguette avait encore toute sa tête, elle pourrait lui en dire plus. Elle, elle saurait. Toujours au courant de tout la Huguette et agressive avec ça ! Les politiques sont des cons était sa phrase préférée. Nul doute qu’elle eut été la première à en parler de cette invasion. L’arme à la main qu’elle serait descendue dans le Sud pour y accueillir ces foutus barbus qui terrifient le pays de leurs poils. Mais les choses changent, désormais c’est contre elle-même qu’Huguette se bat, sa mémoire est son ennemie.
Au moment de tourner dans sa rue, un jeune homme passe en trombe, manque de la faire tomber. Elle veut protester quand une voix résonne dans sa tête. Ce sont eux qui le poursuivent ! Ça y est, ils sont là !
Terrorisée à l’idée d’être faite prisonnière, ou pire encore, on ne sait jamais avec des envahisseurs, elle se précipite vers sa porte et la verrouille d’une main tremblante.
Elle court ensuite dans sa chambre où, sous le lit, elle récupère le vieux fusil de son mari, Pierrot, paix à son âme. Une fois l’arme chargée, elle s’installe dans un coin du salon, sur son fauteuil habituel, de façon à être dans l’angle mort d’un éventuel intrus. En prenant bien soin de garder ses jambes au chaud sous un plaid que Huguette lui avait confectionné. Elle serre les dents et prend son mal en patience. Elle est prête. Venez les barbus, je vous attends. Faut pas chauffer Josette.
Gabin Vissouze - Tous droits réservés